Aliments ultra-transformés et obésité
En 2020, les travaux menés par les chercheurs de l’université de São Paulo (Brésil) et de l’Imperial College (Londres) indiquent ainsi qu’une augmentation de 10 % de la consommation en AUT se traduit systématiquement par une progression de 0,38 de l’indice de masse corporelle (IMC), un développement de 0,87 cm du tour de taille et une croissance de 18 % du risque d’obésité. Début 2021, une étude réalisée en Australie – publiée dans Nutrition and Diabetes – révèle que sur un échantillon de 7 411 personnes, celles qui consomment le plus d’AUT présentent un IMC significativement plus élevé (+0,97), un tour de taille plus important (+1,9 cm) et 61 % de risques d’obésité en plus. Enfin, une étude espagnole, parue fin 2021 dans l’American Journal of Clinical Nutrition, rapporte que les personnes qui consomment le plus d’AUT ont un risque d’obésité augmenté de 26 %. Il faut toutefois se garder de tirer des conclusions trop hâtives. Leur faible qualité nutritionnelle n’explique pas tout et la plupart des chercheurs estiment que d’autres caractéristiques, comme leur forte teneur en additifs alimentaires, sont susceptibles d’impacter l’IMC des consommateurs. En attendant que les liens de cause à effet entre AUT et obésité soient clairement établis, nous devons réfléchir au rôle de la transformation alimentaire, en général, afin d’évaluer sa juste place dans l’alimentation humaine et de tendre vers un certain équilibre entre produits transformés et non transformés. À suivre donc…
Aliments ultra-transformés et obésité Compères avérés ?
Apparus il y a quelques décennies, les aliments ultra-transformés sont désormais omniprésents dans notre alimentation. Les liens entre leur consommation et le développement de l’obésité sont de plus en plus clairs.
Boissons gazeuses, pains de mie, biscuits et autres barres chocolatées , mais également pizzas, lasagnes, jambons, soupes instantanées, ou encore bonbons… Rares sont les catégories d’aliments à ne pas compter dans leurs rangs des représentants de la nourriture dite « ultra-transformée ». Des produits caractérisés par leurs ingrédients pour la plupart d’usage exclusivement industriel, et par leur fabrication réalisée à l’aide d’une succession de procédés industriels faisant appel à des équipements et technologies complexes. C’est en effet ainsi que les décrit la classification Nova, élaborée en 2009 par le chercheur brésilien Carlos Monteiro, et qui répartit les aliments en quatre grands groupes, des moins transformés jusqu’à ceux qui le sont le plus (lire encadré p.21).
AUT : une origine fondamentale d’ordre « philosophique »
Pour Anthony Fardet, chargé de recherches en alimentation préventive & holistique dans l’unité de Nutrition humaine d’Inrae[1], les aliments ultra-transformés (AUT) doivent avant tout leur existence à une vision biaisée de l’alimentation : « le principal facteur qui a contribué à leur émergence est d’ordre philosophique, ce que j’appelle la pensée “ultra-réductionniste”, selon laquelle un aliment est considéré comme une simple somme de nutriments, interchangeables d’un aliment à l’autre. Cette pensée délétère autorise à fractionner les aliments, à en isoler les nutriments et à les recombiner entre eux dans une nouvelle matrice. Il s’agit là de la cause que je qualifie de primaire, la cause fondamentale ».
Évolutions technologiques, Histoire et sciences sociales
Au-delà de cette cause élémentaire, l’avènement des AUT tient également à l’évolution des technologies et notamment à l’apparition du craquage alimentaire après-guerre, une technique permettant de dissocier chacun des éléments constitutifs d’un aliment. « On a ainsi changé de paradigme : la technologie n’est plus au service de l’aliment, c’est l’aliment qui se plie aux possibilités technologiques pour devenir un produit commercial vendu au même titre qu’une voiture ou un smartphone », analyse Anthony Fardet.
Marqueur emblématique de cette évolution, le sirop de glucose/fructose – ou « sirop de maïs » – a ainsi fait son apparition au début des années 1970 sous l’impulsion de chercheurs japonais, et a essaimé en Amérique du Nord peu après. « C’est un sucre bon marché, dix fois moins cher que le sucre de betterave ou de canne, qui contribue à la production en masse de calories bon marché accessibles au plus grand nombre », souligne le chercheur d’Inrae.
Combinées à l’Histoire, les sciences sociales apportent également quelque explication : avec la constante augmentation de la part de femmes dans la population active depuis les années 1960, l’industrie s’est progressivement substituée aux ménagères.
« Les entreprises agroalimentaires ont pris le relais des mamans en créant les plats tout prêts », résume Anthony Fardet qui met également en avant un dernier facteur : la guerre des prix menée par la grande distribution. « Pour arriver à des coûts aussi bas que ceux exigés par la grande distribution, les industriels ont été obligés d’ultra-transformer leurs recettes : un arôme artificiel est par exemple moins cher qu’un vrai fruit, et surtout permet d’exacerber les propriétés sensorielles de l’aliment, ce qui est très rentable », argue le chercheur.
Un phénomène mondial
Symboles de l’ultra-transformation, les bonbons sont toutefois loin d’être les seuls représentants de cette catégorie d’aliments.
Image par Ridoe de Pixabay« Le boom de la consommation de ces produits ultra-transformés qui a eu lieu dans les pays occidentaux il y a quelques décennies est en train d’arriver peu à peu dans d’autres régions du monde », constate Bernard Srour, docteur en santé publique et épidémiologie, coordinateur du réseau NACRe et chercheur impliqué dans l’étude NutriNet-Santé qui pointe les données épidémiologiques attestant cette tendance : « l’une des études[2] qui a évalué la contribution des aliments ultra-transformés aux apports énergétiques journaliers en France a
montré que cette contribution était de 31,1 % ; une part proche de celle observée en Belgique par exemple. En comparaison, cette contribution atteint à peine 16 % en Colombie mais grimpe jusqu’à 57,9 % aux USA et 56,8 % au Royaume-Uni ».
Déjà saturé, le marché occidental des AUT connaît toutefois une stagnation, là où des taux de croissance élevés sont relevés dans des pays jusqu’alors relativement peu touchés par le phénomène. « Ces taux sont au plus haut en Europe de l’Est, en Asie, ainsi qu’en Amérique du Sud », détaille Anthony Fardet, qui souligne également une part généralement plus élevée des AUT dans l’alimentation des plus jeunes[3].
Dans le même temps, un autre phénomène connaît lui aussi un véritable essor : l’obésité.
Comme le détaille l’OMS, « à l’échelle mondiale, le nombre de cas a presque triplé depuis 1975 ». En 2016, plus de 650 millions d’adultes dans le monde étaient ainsi obèses, et plus de 340 millions d’enfants et adolescents considérés en surpoids ou atteints d’obésité.
De là à établir un lien de causalité entre AUT et obésité, il n’y a qu’un pas, qui n’est cependant peut-être pas aussi facile à franchir qu’il n’y paraît…
Un lien de causalité démontré ?
« La causalité est difficile à prouver définitivement car d’un point de vue éthique, il est difficile d’envisager des études d’intervention à long terme », note Anthony Fardet.
Des études d’intervention à court terme sont en revanche possibles, comme ce fut le cas aux États-Unis en 2019 avec les travaux du Dr Kevin D. Hall.
Menée sur vingt adultes pendant deux périodes de 14 jours, l’étude a consisté à soumettre alternativement les participants à une alimentation ultra- transformée et à un régime conventionnel non ultra-transformé (les deux régimes ayant des compositions similaires en calories, glucides, lipides, protéines, sucre, sodium et fibres). Ses résultats ont ainsi mis en évidence une consommation accrue d’environ 500 kcal par jour au cours des deux semaines du régime ultra-transformé. Une surconsommation étroitement corrélée à une prise de poids des participants, de l’ordre de 1,1 kg contre -0,9 kg avec le régime sans AUT.
Seule, cette étude interventionnelle ne peut suffire à démontrer le rôle causal des AUT dans le développement de l’obésité.
À ce rare essai d’intervention s’ajoutent toutefois de nombreuses études prospectives concordantes qui ajoutent du poids dans la balance, comme le souligne le Dr Srour : « Il existe près d’une cinquantaine d’études prospectives dans le monde consacrées aux associations entre AUT et obésité ou autres maladies chroniques. Des méta-analyses ont également montré des liens forts entre ces deux phénomènes. […] Dans ce domaine, le gold standard pour démontrer une causalité n’est pas forcément l’essai clinique. Une accumulation d’études épidémiologiques et une confirmation des observations par des études expérimentales peuvent permettre de conclure à un lien causal ». Une perspective d’autant plus légitime que de multiples mécanismes sont pressentis pour l’expliquer : dégradation et artificialisation des matrices alimentaires dérégulant le devenir métabolique des nutriments ainsi que la satiété, la prise alimentaire et la vitesse d’ingestion des aliments ; sucres cachés ; excès de sel ; additifs, avec un potentiel effet « cocktail » ; perturbateurs endocriniens provenant des emballages ; ou encore formation de composés comme les acides gras trans sous l’influence de la transformation. « Tous ces facteurs ont certainement un rôle, mais il reste difficile de les pondérer pour en dégager une hypothèse majoritaire. Ce dont on est sûr, en revanche, c’est que la qualité nutritionnelle n’est pas l’unique facteur », explique le Dr Srour.
Quelles solutions ?
Face à ce faisceau de présomptions, une question peut d’ores et déjà être posée : quelles seraient les mesures à prendre pour tenter d’enrayer le phénomène ?
Anthony Fardet plaide en faveur d’une interdiction de la publicité pour les AUT destinés aux enfants. Selon le chercheur, un système de taxation « inverse » pourrait également avoir un effet positif, en rendant les aliments bruts plus accessibles. Des approches auxquelles s’ajoute une solution de long terme : l’éducation. Comme le souligne finalement Anthony Fardet , « cet aspect semble le plus important. L’éducation permettra de faire changer les choses sans être freiné par les intérêts de l’industrie… ». Mais le chercheur l’assure : « le chemin sera long ».
Les AUT sont notamment caractérisés par leur fabrication réalisée à l’aide d’une succession de procédés industriels faisant appel à des équipements et technologies complexes.
CC0 Public Domain
AUT et santé : des effets potentiels bien au-delà de l’obésité
Outre les liens entre AUT et obésité, de nombreuses autres relations de causalité sont pressenties. « Il existe beaucoup d’études qui mettent en évidence une association entre consommation d’AUT et risque de développer un diabète de type 2, de l’hypertension artérielle, des maladies cardiovasculaires ou encore le syndrome de l’intestin irritable et la maladie de Crohn. Notre laboratoire a également réalisé l’unique étude à ce jour concernant le cancer : ses résultats ont montré que plus la consommation d’AUT est élevée, plus le risque de cancer augmente », développe le Dr Bernard Srour, épidémiologiste et membre de l’Équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (Eren[4]). Une équipe dirigée par le Dr Mathilde Touvier, qui a reçu en novembre dernier le Prix Bettencourt Coups d’élan pour la recherche française, décerné par la Fondation Bettencourt Schueller pour ses travaux permettant de mettre en évidence un lien entre alimentation ultra-transformée et cancers. La chercheuse et ses collègues tentent désormais de comprendre comment les AUT affectent la santé humaine à long terme et suivent pour cela les habitudes alimentaires d’une cohorte de 171 000 personnes, dans le cadre de l’étude NutriNet-Santé.
Nova, Siga… Quels outils pour classer les AUT ?
Apparue en 2009, la classification Nova a été la première à permettre de classer les aliments en quatre groupes technologiques distincts. Une classification dont le chercheur Anthony Fardet salue le côté empirico-inductif et intuitif, qui en fait selon lui un outil particulièrement adapté aux usages éducatifs et académiques. Nova est ainsi, à ce jour, à l’origine de plus de 800 publications dans le monde. « Il est important
de souligner qu’au départ, Nova n’était pas destinée à être un outil de santé publique, ni un outil de décision pour les consommateurs. Cette classification a toujours été un outil destiné en premier lieu à la recherche », rappelle le Dr Bernard Srour. « Il reste donc du chemin à parcourir pour adapter cet outil et permettre au consommateur d’accéder à l’information sur le degré de transformation des aliments », ajoute l’épidémiologiste.
C’est justement l’un des objectifs du projet Siga qui vise à aider consommateurs, industriels et distributeurs à s’orienter vers des aliments moins transformés et qui propose quant à lui neuf groupes technologiques. « Avec Siga, nous avons voulu ajouter de la granularité. Nous avons également inclus de nouveaux critères scientifiques non pris en compte par Nova. Ainsi, Siga considère également l’effet “matrice”, les teneurs en sel, sucres et gras ajoutés et le nombre de marqueurs d’ultra-transformation (MUT) », décrit Anthony Fardet, membre du comité scientifique du projet. « Siga n’est pas opposée à Nova, mais se veut un outil complémentaire, un peu plus réductionniste et quantitatif , aux utilisations différentes », conclut le chercheur.
- Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement.
- https://www.mdpi.com/2072-6643/13/2/682 ; deux autres études pointent une contribution des AUT à l’apport calorique en France de 35 et 30,6 % (en 2015) : Fardet et al., 2021 (DOI : 10.3390/su13137433) / Salomé et al., 2021 (DOI : 10.1007/s00394-021-02576-2)
- Fardet A, Thivel D, Gerbaud L, et al., A Sustainable and Global Health Perspective of the Dietary Pattern of French Population during the 1998-2015 Period from Inca Surveys Sustainability 2021; 13: 7433.