Entretien avec Mathilde Touvier – « La nutrition au carrefour de facteurs culturels, économiques et écologiques » – Partie 2
En treize ans, qu’ont permis de constater les données de cette étude ?
À ce jour, nous avons publié plus de deux cent cinquante publications issues de l’étude NutriNet-Santé, notamment dans de grandes revues comme le British Medical Journal, Nature Food, et plus de trois cent cinquante publications dans des congrès internationaux. La prise en compte de tous ces travaux modifie les recommandations de santé publique. Prenons l’exemple des additifs alimentaires et des aliments ultratransformés : des notions dont on n’entendait pas parler en France avant les premiers papiers de l’étude NutriNet-Santé de 2018. Dans ceux-ci, nous avons montré un lien entre la consommation de produits dits « ultratransformés » – contenant des additifs dont on pourrait se passer comme des colorants, émulsifiants, édulcorants ou ayant subi de forts procédés de transformation, avec des traitements par friture, par exemple – et un risque accru de cancers, de maladies cardiovasculaires, de diabète, d’obésité, de troubles fonctionnels digestifs, de symptômes dépressifs et de mortalité dans la cohorte. La mise au jour de ces relations a transformé la mentalité des consommateurs, chez lesquels s’est développée une certaine vigilance envers le degré de transformation des aliments. Les industriels ont commencé à faire du « clean-labelling » en diminuant les quantités d’additifs employés, depuis la publication de ces travaux. Puis, nous avons été plusieurs fois auditionnés à l’Assemblée nationale et au Sénat, pour réorienter les choix en termes de politique de santé publique, par rapport à ces nouvelles données. Une prise de conscience s’est produite au niveau du Programme national nutrition santé (PNNS) qui, maintenant, recommande d’essayer de limiter autant que possible la consommation de ces aliments dans le régime alimentaire français. Autre fruit de notre travail : l’étiquetage nutritionnel, et notamment le Nutri-score, qui a été inventé et proposé par notre équipe. On sait qu’il ne faut pas manger trop gras, trop sucré ou trop salé, mais comment faire pour que les citoyens s’emparent en pratique de ces connaissances ? S’il faut demander aux consommateurs de retourner l’emballage et de déchiffrer la composition, parfois très complexe, d’un produit, personne ne va le faire, et encore moins les populations les plus défavorisées. Ce modèle creuserait davantage les inégalités sociales liées à la nutrition. Le but, c’était donc d’avoir un indicateur très simple et didactique, sur la face avant de l’emballage, qui permette d’obtenir l’information en un coup d’œil. Une centaine de publications (dont une cinquantaine par notre équipe), issues de NutriNet-Santé, et d’autres études valident le score sous-jacent et montrent que les personnes qui consomment des aliments bien classés par le Nutri-score ont un moindre risque de développer des maladies chroniques. Enfin, tout un pan de cette recherche s’intéresse au lien entre contaminants et risques de pathologies, mais aussi à l’impact de notre alimentation sur l’environnement.
Les produits ultratransformés ont, à juste titre, mauvaise presse, mais continuent d’être consommés massivement. Que doit-on changer pour lutter contre cela ?
Il y a encore énormément de choses à faire. Les ultratransformés forment un groupe très hétérogène d’aliments : cela va du soda aux plats préparés avec des émulsifiants. Si l’on veut pouvoir agir pour protéger le consommateur, il faut aller plus loin et se poser la question des actions à entreprendre en matière de réglementation alimentaire et d’actions de santé publique ciblées. Nous conduisons des travaux à cette fin en ce moment même, avec des données expérimentales d’épidémiologie, et notamment un projet financé par l’Europe sur les additifs, qui vise à voir lesquels sont associés aux risques de pathologies. L’un des premiers leviers d’action se situe au niveau de l’individu, en passant par exemple par l’éducation dès le plus jeune âge à l’école. De même qu’il est choquant de voir un enseignant qui fume devant l’école, ou qui a une bouteille de soda sur son bureau toute la journée, on entend des professeurs recommander, avant le sport, de manger des barres de céréales, qui sont pourtant pleines d’additifs et de sucres, ce qui conduit à s’interroger sur l’exemple que l’on donne aux enfants. Les recommandations du Programme national nutrition santé sont là pour guider les citoyens, dès leur plus jeune âge, mais tant que les budgets publics consacrés à cette communication seront largement inférieurs à ceux du marketing de l’industrie agroalimentaire, on aura du mal à faire passer les bons messages. Toutefois, on ne peut pas tout mettre sur le dos du consommateur ; c’est-à-dire qu’il ne faut pas donner des instructions aux personnes si, en même temps, elles sont face à une offre incontrôlée en matière d’aliments, avec des distributeurs à tous les coins de rue chargés de sodas et de barres chocolatées propulsés par un marketing très incisif qui donne envie à tout le monde de les manger… Il y a des actions à entreprendre au niveau de l’offre, par exemple pour baisser le taux de sel de manière harmonisée, afin qu’il n’y ait pas de concurrence déloyale. Il faut donc agir à l’échelle de l’individu, mais aussi de l’offre à laquelle il est soumis et de l’environnement dans lequel il évolue.
Propos recueillis par William Rowe-Pirra. Tous droits réservés, Collège de France, 2023.